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Inyenzi ou les cafards

un livre de Scholastique Mukasonga
 Un livre bouleversant et indispensable

En nous livrant le récit de son enfance aux prises avec la ségrégation ethnique, Scholastique Mukasonga signe là une fresque humaine qui relate la mise en marche inexorable du génocide des Tutsi au Rwanda depuis les années 60 jusqu’à l’abominable en 1994.

Cette histoire vécue a ceci d’universel qu’elle s’adresse à la subjectivité de tout lecteur, celui qui partage cette histoire comme celui qui ne peut l’imaginer. Un livre bouleversant et indispensable.

« Toutes les nuits, mon sommeil est traversé du même cauchemar... »

Ce livre est écrit avec le corps. La mémoire se dit avec des images, des sons et des odeurs terriblement vivaces. C’est bien dans le corps que s’est ancrée depuis l’enfance la menace de mort, telle cette rumeur qui monte jusqu’à l’éveil, chaque nuit. Les yeux de la petite fille qu’elle fut ne peuvent oublier la haine lue dans d’autres yeux. Et, plus tard, c’est ce corps qui fera siens les peurs et les supplices affrontés par le père, la mère, les frères, sœurs, neveux et nièces.

Scholastique Mukasonga fait appel à ses souvenirs d’enfant pour nous raconter les premières persécutions en 1959, au cours de la sinistre « Toussaint rwandaise », et la déportation de la famille dans le Bugesera, une terre marécageuse, stérile et infestée par la mouche tsé tsé. Et pourtant, au sentiment du malheur et de l’injustice qui s’abattent sur la famille, se mêlent le regard du merveilleux de l’enfance devant les animaux sauvages qui traversent les villages de fortune pour rejoindre la brousse sauvage, l’enveloppe de tendresse au sein de la famille, le courage de Cosma, le père, la poésie de Stefania, la mère, la solidarité parmi les exilés qui se vivent hors du Rwanda.

Dans ce no-man’s-land dont ils ne savent comment sortir, la vie s’organise malgré tout. On fait pousser tant bien que mal de quoi survivre et les enfants vont à l’école en prenant soin de marcher à distance des éléphants qui empruntent parfois la piste. Plus tard ils éviteront cette même piste pour ne pas croiser les militaires qui sèment la terreur et s’amusent à jeter des grenades sur ce qu’ils nomment les petits « inyenzi », les cafards, ou les petits serpents. A travers les joies et les peines d’une petite fille puis d’une adolescente, c’est l’histoire du Rwanda qui nous est contée : le rôle de l’Eglise et des religieux qui adhèrent à la doctrine du « nazisme tropical », l’impunité qui se met en place et l’intégration du numérus clausus dans les études pour les Tutsi.

« L’engrenage du génocide était en marche. Il ne s’arrêterait plus. Jusqu’à la solution finale, il ne s’arrêterait plus. »

Ce livre est une réponse cinglante aux négationnistes de tous pays qui s’acharnent à réécrire l’histoire du génocide.

Scholastique Mukasonga nous raconte son histoire simplement, irréfutablement. C’est l’histoire du génocide en marche. Lorsqu’elle est admise en secondaire, c’est une joie incommensurable pour ses proches ; la fierté de cette communauté qui se sait condamnée. Elle peut sortir du Bugesera et poursuivre ses études à la capitale, Kigali. Là encore, il s’agit d’un exil, mais intérieur cette fois, l’isolement et l’humiliation parmi les autres élèves. Puis c’est l’admission à la prestigieuse école d’assistantes sociales, à Butaré. La vie s’apaise enfin lorsqu’un jour la rumeur gronde, envahit l’établissement et contraint les jeunes filles tutsi à la fuite devant la mort. Les élèves les ont abandonnées, les religieuses qui dirigent l’école, aussi. C’est en se cachant que l’auteur parvient à retrouver sa famille.

Elle n’y restera pas. La décision est prise : elle doit fuir en direction du Burundi en compagnie d’un grand frère, eux deux sont choisis pour sur-vivre. L’aîné des frères, qui s’est déjà sacrifié pour les plus jeunes, continuera à faire face, pour aider la famille comme il le peut. Nous sommes en 1973. C’est le dernier grand massacre avant les années 90. Il est mené par Juvénal Habyarimana et le conduit au pouvoir. Celui-ci va installer un régime qui rappelle le fascisme de Mussolini. Et l’influence française remplace la Belge... Scholastique ne nous parle pas de politique, la force de son récit n’est pas dans l’énumération des faits. Dans l’entrelacs des souvenirs, nous suivons entre les lignes la mécanique qui conduira à l’abominable.

Ëtre choisie pour sur-vivre à l’extermination n’est pas chose facile, le devoir de mémoire n’en est que plus pressant et certainement plus douloureux. Il aura fallu beaucoup de courage et d’énergie à Scholastique Mukasonga pour écrire ce bouleversant ouvrage qui rassemble son histoire confondue à celle des siens. Elle n’a pu retrouver leurs ossements et les enterrer dignement... Alors elle leur offre la plus belle des sépultures, celle qui défie les bourreaux et le temps, elle les fait exister tout au long de ces lignes et nous fait partager leur trace de vie.

« Les assassins ont voulu effacer jusqu’à leur mémoire mais, dans le cahier d’écolier qui ne me quitte plus, je consigne leurs noms et je n’ai pour les miens et tous ceux qui sont tombés à Nyamata que ce tombeau de papier. »

Anne Lainé


Inyenzi ou les cafards
un livre de Scholastique Mukasonga
ed. Continents noirs (NRF Gallimard), 2006

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